Il y a deux semaines, j’ai passé un après-midi avec Stella Baruk. J’avais un problème à lui soumettre, et je voulais son avis. Elle m’a très gentiment consacré du temps, et à cette occasion, elle a fait référence à la citation de Leopold Kronecker, un mathématicien et logicien allemand du 19e siècle : « Dieu a fait les nombres entiers, tout le reste est l’œuvre de l’Homme. » (c’est le point de départ d’un de ces ouvrages)
Selon Kronecker, qui se range plutôt, sur ce coup-là, côté pythagoriciens, “la recherche mathématique devait s’appuyer exclusivement sur les simples propriétés des nombres entiers” (ici). Weierstrass, Dedekind, Cantor (qui fut élève de Kronecker, et à qui Kronecker compliqua la vie, comme on peut le lire dans cet article) soutenaient des théories en opposition avec celle de Kronecker, et qui supplantèrent la sienne.
Dans un article (Sur le concept de nombre en mathématiques, cours inédit de Léopold Kronecker à Berlin (1891), retranscrit et commenté par Jacqueline Boniface et Norbert Schappacher) présentant un cours de Kronecker, on lit : “Selon Kronecker, en effet, le concept de nombre est un concept purement arithmétique lié à l’idée de dénombrement et doit demeurer tel. L’élargissement du concept de nombre aux nombres négatifs, puis aux nombres fractionnaires, corrélatif de l’usage de la soustraction et de la division, conduirait nécessairement, selon Kronecker, à “une dévaluation de ce concept” à laquelle il s’oppose. Il propose une alternative à celle-ci à partir de la critique du manuel d’arithmétique de Hermann Schubert [1885]. Cette alternative évite les concepts de nombre négatif et de nombre fractionnaire par le moyen des indéterminées et des congruences.

Les concepts de nombre négatif et de nombre fractionnaire étant évités en tant que concepts fondamentaux de l’arithmétique, celui de nombre irrationnel le sera a fortiori. L’irrationalité est un concept géométrique et doit, selon Kronecker, rester dans le domaine géométrique.”
C’est tout de même assez fascinant, cette façon de voir les choses, surtout pour nous qui avons appris les mathématiques en abordant l’hypothèse du continu au lycée.
Toujours ici, on lit : “Le futur montrera que l’analyse de Weierstrass l’a emporté mais le doute de Kronecker, à la base du constructivisme de Brouwer et Poincaré, engendra la réflexion sur la remise en cause de principes supposés évidents, comme celui du tiers exclu ou de l’axiome du choix. Au début du 20e siècle, la crise sur les fondements des mathématiques, générée par les paradoxes de la théorie des ensembles de Cantor, fut une dure mais salutaire bataille“. Revoilà l’axiome du choix…
Un article d’Images de mathématiques aborde aussi cette question, avec pour titre “Quelques remarques personnelles concernant la nature des mathématiques”, par : “peut-être la réponse est-elle que le mathématicien est à la fois créateur et explorateur : certaines structures, probablement parmi les plus élémentaires, existeraient indépendamment de nous (les nombres entiers ordinaux et cardinaux, par exemple [référence à la citation de Kronecker]), alors que d’autres seraient notre œuvre (un peu comme il existe dans l’Univers un certain nombre de molécules naturelles et que nos chimistes en ont créé de nouvelles à partir des éléments de base que sont les atomes).“