Matthieu Drillet a publié un tweet d’une copie de son enfant. Il a écrit en commentaire “J’aurais préféré que ma fille n’ait pas eu TB” :

Préambule : Matthieu ne fait de procès à personne. Il ne prend pas le professeur de son enfant pour un(e) idiot(e). Il regrette juste que la formation ne soit pas suffisamment conséquente et efficace pour éviter ce type d’erreur. Alors tout le monde se détend, et on discute.
Ici, on est devant un obstacle classique et résistant. Se tromper dans ce cadre a du sens. Nous sommes nombreuses et nombreux à avoir appris les rectangles et les carrés de façon “étanche”. Nous avons donc construit nos “définitions” : “un rectangle est un quadrilatère à quatre angles droits, avec deux largeurs et deux longueurs”, ou bien “avec deux côtés opposés d’une longueur, et les deux autres d’une autre longueur”, voire “avec les deux horizontales d’une longueur, les deux verticales d’une autre”. Le carré, lui, a “quatre angles droits et quatre côtés égaux”.
Or, pour le rectangle, c’est faux. Et pour le carré ce n’est pas une “définition minimale”. Le rectangle est un quadrilatère qui possède trois angles droits et le carré est, par exemple, un rectangle dont deux côtés consécutifs sont égaux. Mais on peut choisir bien d’autres définitions, minimales elles aussi.
Quatre questions se posent, selon moi :
- Pourquoi ça fâche ?
- Est-ce vraiment important, tout ça ?
- Quels sont les enjeux ?
- Et alors, on fait comment pour éviter des constructions erronées ?
1. Pourquoi ça fâche ?
Parce que ça vexe, ça complexe, ça culpabilise : j’ai raconté une bêtise, je raconte une bêtise depuis longtemps, je n’ai pas fait ce que j’aurais dû, voire pire : je ne suis pas capable de…
C’est rendu encore plus douloureux lorsqu’on est enseignant : on est censé être détenteur des savoirs curriculaires, et transmettre des connaissances fausses est naturellement source d’une grande frustration, car on veut bien faire son travail.
Et pourtant, des bêtises, nous en disons et nous en faisons toutes et tous. Construire un rapport à l’erreur harmonieux, équilibré, sans culpabilisation excessive ni décontraction exagérée est difficile. Mais c’est crucial, ne serait-ce que pour pouvoir être vraiment bienveillant (exigence incluse, évidemment) devant les erreurs des élèves.
2. Est-ce vraiment important, tout ça ?
Tout dépend de ce qu’on entend par “important”. Est-il plus grave de croire que la Terre est plate, d’appeler systématiquement une chaise un tabouret, ou de penser qu’un carré n’est pas un rectangle ? Tout dépend sans doute du contexte. Mais tout de même, oui, c’est important. Ce n’est pas important dans le sens de rectification d’une erreur isolée. C’est important dans un sens émancipateur. Accepter des élèves, et donc de personnes, que boah-c’est-pas-si-grave-on-s’en-moque-un-peu-au-final-de-toute-façon-dans-la-vie-ça-va-changer-quoi-?, c’est aussi ne pas tout à fait les respecter. Ils méritent cette exigence, justement, indispensable à un enseignement de qualité. Dans la vie courante, on est d’accord, assez peu d’individus vont voir leur vie basculer pour cause de confusion géométrique. En revanche, l’accès à l’abstraction est impacté, pas seulement par cet exemple précis (carré vs rectangle), mais par ce qu’il porte quant au rapport à l’abstraction et à la construction du raisonnement. Cela m’amène au point suivant.
3. Quels sont les enjeux ?
Ils sont multiples et je vais essayer de faire court. Les mathématiques contribuent particulièrement (mais pas seulement : la philosophie aussi, et d’autres disciplines encore) à la construction de l’abstraction. Elle y contribue par le biais d’un langage particulier, qui passe par des figurés, du lexique et des éléments sémiotiques. En mathématique, dire qu’un rectangle est un quadrilatère qui possède trois angles droits ne signifie pas qu’on pense qu’il n’a que trois angles ou que le quatrième n’est pas droit. Cela signifie qu’il a au moins trois angles droits. En fait, s’il en a trois, il en a forcément quatre, alors dans un souci de minimalisme (prouver pour trois est plus rapide) on se contente de trois (c’est nécessaire, et aussi suffisant). De même, “définir” un carré par une liste de propriétés certes vraies, mais équivalentes, ce n’est pas définir. C’est énumérer des propriétés, ce qui est utile aussi, mais différent.
Ainsi, il y a la question de ce qu’est une définition. C’est important dans la vie de tous les jours, ça. A partir de quel moment puis-je nommer quelque chose ? Lorsque j’ai vérifié que sa caractérisation renvoie à ce mot. C’est transférable dans tous les domaines et cela permet la communication sans interférences, sans informations inutiles qui noient l’indispensable. C’est aussi ce qui permet d’accéder à l’idée d’argument, sans pencher vers l’opinion. On touche à la logique : à quel moment prononcer légitimement ce terrible “donc” utilisé à toutes les sauces à l’oral ? Qu’est-ce qui entraîne quoi ? Où sont les causes, les conséquences, le nécessaire, le suffisant ? Soyons honnêtes : pour penser de façon claire et argumenter solidement, quel que soit le contexte, on est plus robuste en sachant définir et lier les concepts entre eux. Les mathématiques y aident grandement. Dans cette perspective, ce ne sont pas les objets étudiés qui ont le plus d’importance, mais ce pourquoi on les étudie (le choix des objets étudiés a aussi de l’importance, dans une perspective différente).
Il y a aussi la question de l’abstraction. Quand un enfant (ou un adulte) se réfère à la verticalité et l’horizontalité, cela dit quelque chose de sa pensée. Elle en est à un certain point, et il est utile pour l’enfant d’avancer plus loin. Quand on montre en sixième un morceau de papier coloré de forme carrée placé de façon prototypique (avec un côté parallèle au sol), les élèves disent “carré”. Quand, devant eux, on effectue une rotation de 45°, une partie importante des élèves disent “losange”. Ils voient bien que c’est le même bout de papier. Mais une petite rotation les fait irrésistiblement énoncer un mot différent. Certains sont perplexes devant ce réflexe, d’autres pas. Notre rôle est, à partir de là où ils en sont, quel que soit leur âge ou leur niveau de classe, de les amener à progresser en ayant accès à l’abstraction : réussir à parler géométrie sans recours immédiat ou systématique à la figure choque souvent ; c’est pourtant un bon exercice intellectuel, que nous pratiquons au quotidien avec les nombres. Car 2, ce n’est pas “2 pommes”. Le nombre aussi est une abstraction.
C’est bien normal et naturel de se rapporter à des cas concrets. Mais ces cas concrets ne définissent pas les concepts. Ils les illustrent.
4. Et alors, on fait comment pour éviter des constructions erronées ?
Je n’ai pas de recette magique (même si multireprésenter est un bon appui), et je le regrette. Mais j’ai des idées et des pratiques pour aider.
D’abord, partir du principe qu’on va loin d’emblée. Pas n’importe comment, pas n’importe quand. Mais avec tout le monde. Ensuite, si nécessaire, on simplifiera pour celles et ceux qui n’accèdent pas à ce qu’on propose, pour alors les hisser au plus haut à ce moment de leurs apprentissages et de leur parcours de vie. Mais enfin, on ne va pas se contenter de peu, quand même !
Ensuite, discuter de ce que sont les définitions, les propriétés, montrer qu’on peut choisir des définitions différentes pour un même objet, débattre de celle qui semble la plus adéquate à tel ou telle. Par exemple, il y a quelques années, mes collègues de maths et moi nous étions aperçues que nous ne donnions pas la même définition d’un parallélogramme : “un parallélogramme est un quadrilatère dont les côtés opposés sont parallèles” (pour le lien avec le mot), “un parallélogramme est un quadrilatère dont les diagonales se coupent en leur milieu” (pour le lien avec la symétrie centrale et l’importance de cette propriété), “un parallélogramme est un quadrilatère dont deux côtés opposés sont parallèles et de même mesure” (parce que les élèves zappent souvent cette entrée). J’avais trouvé ça super, en fait : depuis, j’en parle chaque année à mes élèves de cinquième, pour leur montrer comment on est libre de faire des choix justifiés, et là où ne peut pas aller parce que ce n’est pas correct. Nous parlons condition nécessaire, condition suffisante, équivalence, sans forcément le modéliser ou le formaliser (parfois oui, cependant), mais pour construire la pensée, pour donner des outils pour réfléchir et au final pour comprendre seul. De toute façon c’est toujours seul qu’on comprend, et c’est bien pour cela que démontrer en maths est une joie si intime. Mais on peut y être aidé : c’est moi qui monte à l’échelle, mais on m’a apporté le bon modèle d’échelle en fonction de mon objectif.
J’en reviens à mes carrés et à mes rectangles. On peut toujours déconstruire pour reconstruire. Il faut soulever le capot et démonter tout le moteur, mais on y arrive. C’est beaucoup plus difficile que si on a tout construit ensemble dans la continuité, évidemment, et éminemment plus long. Je pense qu’une solution ici est de procéder à la Brissiaud comme dans Picbille (Retz, CP) :

La seule chose que je n’ai pas ici, c’est que les rectangles soient opaques, ce qui privilégie la vision surfaces et ne permet pas de développer la vision lignes ou la visions points, qui seront essentielles plus tard. Mais là, Rémi Brissiaud donne la possibilité de raisonner, de faire des liens, d’inclure immédiatement les carrés dans les rectangles.
Ensuite il faudrait que cette entrée soit stable au fil de la scolarité (la question du cycle 1 se pose également). Et ça, c’est très compliqué. En particulier parce que la formation n’a pas les moyens de transmettre tout ce qui serait nécessaire. Et aussi parce que les maths ne font pas partie de la culture générale pour beaucoup, en particulier pour celles et ceux qui décident, souvent parce qu’eux-mêmes ne sont pas compétents en maths et choisissent la solution de facilité : puisque je peux m’en passer, c’est que c’est inutile.
Bel exemple de raisonnement de travers. Ca aurait été mieux avec un peu de maths, sans doute. Ca aurait aussi été mieux si on cherchait à avancer toutes et tous ensemble.
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