Comment on sait que ça existe, si on peut pas les représenter ? (débat shakespearien en quatrième)

Voilà une question quasi métaphysique d’A., élève de 4e, lors de la séance sur la règle des signes. Nous avions bien avancé déjà, et nous discutions des raisons pour lesquelles je n’ai pas recours en classe à la comptine “les amis de mes ennemis etc.” J’avais expliqué aux élèves que je comprends qu’on leur ai transmise, dans leur famille, parce que cela va vite et donne l’impression de transmettre un savoir, mais en fait non. C’est un moyen mnémotechnique, et c’est tout. Cela ne signifie pas qu’il est interdit ou mal d’y avoir recours (n’est-ce pas, Elise ? 😉 ) ; cela signifie que moi, en tant qu’enseignante, je ne vais pas m’y référer, parce que je veux faire comprendre. Ensuite, une fois qu’on a compris, évidemment que chacun d’entre nous construit ses automatismes. C’est normal et cela fait gagner de l’énergie. Et puisqu’on a compris pourquoi la règle est ainsi, on peut faire des raccourcis sans dégâts. Plus important, lorsqu’on se trouvera devant un cas plus complexe, on pourra revenir au sens pour surmonter l’obstacle, et transférer dans des contextes différents.

J’avais donc argumenté pour éliminer l’usage venant de moi de cette proverbiale ritournelle. C’était le moment crucial, celui où j’espère que j’ai convaincu ou au moins intrigué les élèves, et qu’ils vont me faire suffisamment confiance pour abandonner la chansonnette un moment et accepter d’écouter ma démonstration, pleine d’inconnues et de distributivité, ce qui naturellement peut passer pour moins attractif (enfin je dis ça parce que je l’observe, évidemment qu’une démonstration c’est attractif, mais bon). J’ai senti qu’ils n’étaient pas tout à fait mûrs, que j’allais faire splotch. Alors j’ai décidé d’être explicite :

Vous êtes en quatrième. Aujourd’hui vous découvrez la règle des signes. On est dans l’abstraction, et c’est extra. Nous avons besoin de réfléchir aussi à des choses abstraites. En soi, la règle des signes ou le théorème de Pythagore ou ce que vous voulez, ce n’est pas l’essentiel : si vous en avez besoin un jour dans votre vie ou votre métier, vous pourrez l’apprendre ou le redécouvrir, vous êtes assez futés pour ça. Le contenu n’est pas le plus important. (T., arrête de démonter tes stylos et concentre-toi, écoute-moi) Ce qui est important, c’est que j’arrive à enrichir vos outils de pensée : que vous sachiez argumenter, trouver des contre-exemples lorsqu’il en existe, articuler votre raisonnement, distinguer une preuve d’une affirmation, bref ne pas dépendre des autres pour penser, ne pas être convaincu par celui qui parle le plus fort ou celle qui parle en dernier, mais savoir ce que vous pensez et pourquoi vous le pensez, et pouvoir le transmettre à autrui.

Depuis l’année dernière, on travaille ensemble les nombres relatifs. C’est un bouleversement, en fait, pour vous : jusqu’ici, quand on vous apprenait la numération et à calculer, on pouvait représenter ça avec des objets : je vous sors des pommes, des cubes, des bidules et des machins, et on voit comment les opérations fonctionnent. Mais avec les nombres négatifs, ce n’est pas possible : je ne peux pas vous montrer -7 pommes. Parce que comme on a dit tout à l’heure, le “-” du -7 et le moins de “je soustrais 7”, ce n’est pas exactement la même chose, même si c’est lié. Je peux prendre 9 pommes et en enlever 7 et vous dire : tu vois, je “fais -7 pommes”. Mais là je fais une soustraction sur un ensemble qui me le permet parce que j’ai assez de pommes pour le faire. (W., si tu continue à faire l’acrobate je te prive de tabouret. C’est pour t’aider à te concentrer, pas pour faire le clown, ce tabouret) Quand je parle de -7, ça ne peut pas être des pommes : c’est un nombre, une abstraction. Je peux le représenter en l’écrivant, je peux parler de température (c’est juste une notation en fait, comme sur la droite graduée), je peux vous parler de découvert à la banque, mais pas concrètement avec des objets.

Et je veux, moi, vous faire accéder à cette abstraction-là. C’est pour ça que je vais vous démontrer la règle des signes, et pas vous équiper de formules magiques.

Alors là, il m’a semblé que c’était bon, qu’on pouvait y aller. Et comme je l’ai relaté ici, ça s’est bien passé de mon point de vue.

Mais ensuite, A. m’a posé sa question, qui la turlupinait :

Mais madame il y a une question que je me pose, quand même. Les nombres négatifs, Comment on sait que ça existe, si on peut pas les représenter ?

C’était une si jolie question que je l’ai relayée à toute la classe. Ma réponse a été spontanée, mais sans doute hyper imparfaite :

Tout dépend de ce que tu entends par “exister” : puisqu’on les a pensé, les nombres, ils existent, non ?

Nous en avons reparlé, depuis, et les élèves ont apporté des arguments pour poursuivre le débat :

  • Un carré ça existe pas en vrai de vrai, tu as des trucs carrés mais c’est pas des “carrés” et pourtant on pense que les carrés ça existe ;
  • la liberté, je peux pas la voir mais ça existe. Ou l’amour, genre ;
  • Les nombres relatifs et les autres, ils existent parce que avec on peut faire des calculs pour répondre à des trucs concrets de la vie ;
  • non, moi je suis pas convaincu. Genre si je me dis tiens, je vais inventer une quatrième dimension et puis une cinquième et tout, elles vont exister ???
  • Les nombres négatifs ils existent pas en fait. C’est de les écrire qui existe. Comme quand on écrit sur les licornes.

Ce sont de bien belles réflexions, et je vais les arroser régulièrement pour qu’elles croissent joliment. Cela pourrait contribuer à répondre à la question (légitime) “mais à quoi ça sert les maths ?”

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