Un post de Loétitia Dupont m’a amenée à écouter une intervention de Chloé Riban, enseignante chercheuse en sciences de l’éducation à l’Université de Paris Nanterre (laboratoire CREF, équipe Efis), relatif à sa thèse (soutenue en 2020), sur le site de l’Ifé. Elle s’est demandé ce qui se passe, dans le rapport à l’institution scolaire, pour les mères de milieu populaire. Pour cela, Chloé Riban a cherché à comprendre l’expérience au quotidien de ces mères, eu égard aux attentes de l’école, en s’immergeant dans le quotidien dans le quartier pendant deux ans et demi. La question m’intéresse particulièrement, car j’ai un projet l’année prochaine pour tenter de faire venir les parents des élèves à besoins éducatifs particuliers au collège.
Chloé Riban explique très bien comme créer le lien, susciter la confiance, construire une relation non menaçante et exempte de domination sont des choses difficiles. Pour cela, elle a accepté de varier les lieux, les horaires, les modalités, en fonction des personnes qu’elle cherchait à rencontrer. Elle a aussi travaillé sa posture :
La relation d’enquête était possible quand le regard posé sur les personnes leur permettait de dire leur dignité. C’est ce qui nous a permis de tisser un lien, malgré tout ce qui nous séparait, ces femmes et moi.
Chloé Riban
Chloé Riban a accepté une logique de don et de contre-don : en acceptant de lire des documents pour les familles ou d’aider à l’écriture, elle a d’une part suivi son éthique personnelle, mais elle a aussi permis que la relation dont elle avait besoin pour étudier et comprendre naisse. Elle parle d’une “familiarité respectueuse de l’autre et de moi-même”. Elle explique aussi qu’elle a considéré le savoir des parents (le savoir expérientiel) comme aussi précieux que le sien ou que le savoir académique reconnu comme tel.

Dans ses observations, Chloé Riban a observé que les attendus scolaires par rapport aux parents sont assez normés : dans les établissements scolaires, on attend des parents qu’ils signent le carnet, aident au travail scolaire, etc. C’est peu souvent le cas. Il y a un tissage fait par les enseignants entre la difficulté socio-économique et l’idée d’une culture différente. Cela fait naître des projets qui visent à acculturer les parents, c’est-à-dire à leur donner les codes de l’école en partant du principe que parce qu’ils ne sont pas nés en France ils ne les auraient pas. Dans les cafés de parents il y a une visée de reconnaissance réciproque, mais aussi de normalisation, en disant aux parents ce qu’il faut faire sur un certain nombre de points comme l’alimentation, le sommeil, les devoirs, etc.
Du côté des mères, il y a une grande centration sur le “care”, le soin apporté à la famille plus ou moins proche et au voisinage. La charge mentale est très forte autour de la surveillance, l’occupation, le quotidien des enfants. Ce quotidien est vu par les mères comme difficile, une sorte de parcours du combattant sans fin. Leur rapport au temps à modelé par l’urgence : elles vont de rendez-vous en rendez-vous et de sollicitations administratives en sollicitations administratives. Les parcours scolaires de ces mères ont souvent été raccourcis contre leur gré. Elles sont souvent très méfiantes par rapport aux hommes. Les mères comptent sur l’école pour jouer l’ascenseur social, de la méfiance car elles ne connaissent pas bien les fonctionnements scolaires, mais aussi beaucoup d’espoir.
Chloé Riban parle de l’ “euphémisation des difficultés” : du côté des parents, on dit “il y a un petit souci avec votre enfant”. Cette posture compréhensive conduit à diminuer les attentes par rapport aux élèves, et face à ces “petits soucis” qui sont parfois de grosses difficultés on a besoin de l’externaliser, par le MDPH, l’orthophoniste, le psychologue, etc. Pour que les parents acceptent, il y a une forme d'”embellissement”, ce qui crée de l’incompréhension ou des représentations erronées avec les parents, qui n’ont pas connaissance des implicites. Ce flou ouvre sans doute la voie de l’inquiétude car les familles ont un rapport dissymétrique avec l’école et redoutent de ne pas pouvoir faire leurs preuves en matière d’autorité éducative. Le rejet de la psychologie par les parents est fréquents car il renvoie à l’idée d’anormalité, de folie éventuellement, et ne fait pas sens avec ce que les parents imaginent du vécu scolaire, qui doit être centré sur les enseignements. Je trouve cette dernière idée très très importante.

Il y a aussi une grande difficulté à accéder aux soins : de multiples ressources doivent être activées pour réussir à les mettre en place, et cela peut sembler simple, mais ça ne l’est pas (je confirme, et pourtant j’ai pas mal accès aux codes). Il y a un coût temporal, financier et symbolique de certaines formes de catégorisations et de certains types de prise en charge qui peuvent expliquer que l’euphémisation est réutilisée par les parents pour relativiser.
Chloé Riban a observé la coexistence fréquente d’attitudes de ces mères, apparemment contradictoires : les postures de distance avec l’école coexistent avec d’autres attitudes d’engagement et d’implication forte. Parfois c’est face à un sentiment d’injustice ou la peur d’être jugées, assez prégnant chez les mères, que parfois il y a implication au café des parents ou dans les sorties scolaires, mais évitement d’autres rencontres qui leur paraissent dangereuses.Ce sont des ajustements, pour “faire avec”, ce qui résonne avec le sentiment de passer leur temps à réagir aux sollicitations. Il est aussi là question de préserver une image de “bonne mère”. A ce titre, les temps de café des parents sont souvent détournés de leurs objectifs initiaux et réappropriés par les mères comme des espaces de convivialité et mais aussi des espaces où on peut être valorisées, reconnues.