La crise des nombres rompus

On entend et on lit beaucoup sur les fractions, ces derniers jours : Stanislas Dehaene est interviewé ou cité par tous les médias en mal de c’était-mieux-avant-ma-pauv’-dame (déclinable selon tous les genres) : c’est non seulement l’occasion de relayer un propos alarmiste, mais aussi, selon les cas, de déplorer, d’ironiser ou de se scandaliser.

Au coeur de cette pseudo-panique, les fractions. Dans le Figaro du 22 septembre 2023, par exemple, il est écrit que pour beaucoup d’élèves de sixième, “les nombres décimaux et les fractions n’ont aucun sens”, avec un accent particulier sur les fractions. Il est vrai que les exemples donnés sont frappants. Mais tout n’est pas si simple.

A la question “combien y a -t-il de quarts d’heure dans trois quarts d’heure ?”, seule la moitié des élèves qui entrent en sixième trouvent la bonne réponse.

Le Figaro, 22 septembre 2023, page 12

Nous sommes d’accord, c’est une question qui nous paraît élémentaire. Mais nous ne sommes pas des élèves entrant en sixième en 2023. J’ignore comment la question a été exactement posée, mais si elle a été énoncée en lettres, comme dans l’article, cela peut gêner l’accès à la numération de nombreux élèves. Des problèmes de lecture peuvent aussi se greffer. Et puis peut-être (et peut-être pas, aussi) les performances auraient été différentes si on avait demandé “Combien y a-t-il de quarts dans 3/4” : “trois quarts d’heure”, voilà ce à quoi les élèves de cycle 3 n’attribuent pas de sens. La mesure du temps est souvent très difficile d’accès pour eux. On peut déjà, pour s’en convaincre, observer comme l’objet horloge à aiguilles et incongru pour les élèves.

Sur une ligne graduée de 0 à 5, seuls 22% des élèves de sixième placent correctement la fraction 1/2.

Le Figaro, 22 septembre 2023, page 12

Cet exemple est lui aussi très intéressant : comment la question était-elle formulée ? Car si on s’en tient à l’explicite de cette formulation de l’article du Figaro, 1/2 se trouve au milieu du segment limité par la graduation 0 et la graduation 1. Et si on extrapole en supposant un implicite, n’est-ce pas le choix du 5 le souci : si on avait proposé une ligne graduée de 0 à 6, quelles auraient été les réponses des enfants ? L’axe était-il gradué ? Les enfants se sont-ils donné le droit de créer une graduation, dans le cas où les graduations se limiteraient aux entiers ? Car pour être souvent en classe en cycles 2 et 3, “un demi” est tout de même massivement associé à “au milieu”. Finalement, qu’est-ce que cette question évalue vraiment ?

Quant aux décimaux, les erreurs “0,8 + 1 = 0,9”, ou “1/4 et 1,4, c’est pareil” sont des erreurs tellement classiques depuis si longtemps que s’en émouvoir aujourd’hui est sidérant du point de vue enseignant. Les décimaux sont difficiles à comprendre vraiment. On peut les manipuler de façon automatique, mais à la première difficulté, au premier grain de sable dans des algorithmes appris sans leur avoir donné de sens, on va se tromper. Les fractions ne sont pas simples à comprendre non plus, après des années à manipuler, envisager, s’approprier les entiers. Nous travaillons ces points précis, en école et surtout en collège : à l’école on découvre, on pose les bases, et au collège on profite de ces deux années d’introduction pour évaluer là où en sont les enfants. Mais tout enseignant de collège sait bien que faire comprendre aux néo-collégiens que 2/7, c’est le nombre qui, multiplié par 7, donne 2″ est un défi très très très difficile à relever.

Tous ces obstacles, épistémologiques ou pas, sont travaillés au quotidien, grâce à des outils tels que la Course aux nombres. Avec patience, nous déconstruisons les erreurs de représentations mentales et nous essayons de reconstruire dans le bon sens. C’est très difficile : le statut de la virgule, comme celui de la barre de fraction, sont complexes, à un moment du développement où les nombres s’écrivaient exclusivement avec des chiffres. D’ailleurs (contrairement aux fractions) l’écriture décimale est apparue très tard dans l’histoire : elle n’est pas si naturelle !

Ce que j’espère, c’est que si des préconisations sont formulées aux enseignants, elles respecteront les principes didactiques établis par les chercheurs : on commence par la fraction, et quand on a la fraction décimale (et donc les décimaux), on modélise les écritures décimales. Et j’espère aussi que nous n’allons pas encore être harcelés par “la méthode de Singapour”, qui n’existe pas en tant que telle et n’est pas transférable en France.

Alors oui, le niveau des élèves n’est pas satisfaisant. Mais d’une part les critères sur lesquels porte l’actualité ne sont pas nouveaux du tout (ce qui ne console certes pas : on voudrait des progrès), et d’autre par les exemples donnés dans l’article du Figaro sont si mal formulés qu’on peut penser que les grands aussi ne sont pas au point. Cela n’a rien d’insultant, puisque tout ceci est effectivement compliqué. Mais alors la prudence est de mise dans le propos.

3 comments

    • Merci beaucoup. Je ne comprends pas bien la remarque car je n’ai pas critiqué les enseignants, au contraire ; mais merci quand même !

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