Le théorème de Marguerite

Voilà, deux de nos enfants et moi avons vu le théorème de Marguerite ce matin.

Je ne suis pas à l’aise pour écrire mon avis : un film qui parle de maths, de recherche en maths, de mathématiciens et d’une mathématiciennes, c’est une belle idée. En plus c’est une oeuvre. Je serai bien incapable de créer un film, alors partons donc ensemble d’un postulat : je respecte le travail accompli et l’oeuvre en tant que telle, en reconnaissant le travail de chacun(e). J’aurais aimé être enthousiaste et laudative. Mais voilà, je n’ai pas aimé. Et les enfants encore moins. Je précise que ces enfants sont de jeunes adultes, de culture scientifique (mathématique, informatique) et familiers de la neurodivergence.

Ce que mes enfants ou moi n’avons pas aimé

Selon les enfants, le sujet de ce film n’est pas les maths. La conjecture de Goldbach constitue la mélodie de fond, mais l’enjeu n’est pas là. Finalement, il s’agit d’un film de romance. Et nous nous serions bien passé de cette romance qui nous a semblé artificielle. Le propos de la conjecture est rapidement et partiellement présenté, et c’est vrai que c’est dommage. On ne saisit pas forcément l’enjeu puissant des progrès dans sa démonstration. Le parallèle fait entre l’histoire d’amour et l’avancée de la démonstration est pénible, à force.

Le maître de thèse, incarné par Jean-Pierre Daroussin, est très désagréable. Sous couvert d’une bienveillance apparente, il est le mélange d’un manipulateur et d’un paternaliste que je n’aime pas du tout. En soi, pourquoi pas : un personnage n’a pas à être agréable. Mais l’image est négative. Peut-être réaliste, aussi, je ne sais pas, puisque je n’ai jamais et que je n’aurai jamais de maître de thèse. Dans le fond, j’aurais peut-être dû placer cet argument côté positif : y a-t-il un message revendicatif ?

Le traitement du personnage de la mère m’a déplu lui aussi, mais c’est peut-être personnel, ça. Je ne crois pas qu’elle ai choqué les enfants. Et là encore, pourquoi faudrait-il que ce personnage soit forcément bon ? Allez, argument rejeté.

Le rapport à la sensualité paraît tiré à gros traits. Les liens de causalité plaisir sexuel-appropriation de son propre corps-sentiment romantique me semblent stéréotypés. La réalité est en même temps plus complexe et moins linéaire, mais sans doute moins photogénique.

Un aspect décevant du film, c’est qu’il est très prévisible. Dès l’apparition du deuxième doctorant, dès qu’on aperçoit une tuile de mah-jong, dès qu’on entend parler de la présentation des résultats et de l’histoire de lemmes, on sait comme cela va se passer. Dommage.

Le point le plus gênant pour nous, c’est le traitement de la personnalité du personnage principal. On retrouve des traits de mathématiciens connus, dans les manies, mais surtout il apparaît assez clairement que Marguerite est neurodivergente. Le hic, le gros, gros hic, c’est que cette neurodivergence est représentée façon image d’Epinal. Que Marguerite soit autiste ou autre chose, peu importe. Mais dans tous les cas elle est surtout vraiment désagréable et ne prend pas en considération celles et ceux qui l’entourent, qui sont bien gentils avec elle. Avoir un déficit d’habilités sociales n’est synonyme ni d’absence d’empathie, ni d’absence d’émotions. Une personne neurodivergente dans le style de Marguerite qui accuse un tel déficit le sait, et compense ou cherche à compenser par des moyens variés. Naturellement, son comportement et ses réactions demeureront sans doute différentes, plus instables et moins normées. Mais la neurodivergence n’empêche pas d’avoir du coeur. Marguerite n’est vraiment pas une belle personne. Elle est Fredon là où Noa est Sam ; Marguerite n’a même pas d’anneau unique pour la corrompre. Le personnage de Noa est un très beau personnage, d’ailleurs. Cette concaténation de clichés (plus ou moins référents à des personnes existantes ou ayant existé) et cette représentation naïve et délétère de la neurodivergence sont dommageables, qui véhiculent des représentations nuisibles pour le vivre ensemble et l’acceptation de la diversité.

Ce que j’ai aimé

Le soin apporté à la justesse mathématique est manifeste. Les écrits mathématiques, les paroles mathématiques sont esthétiques et même parfois franchement beaux, mais ne constituent pas seulement un joli visuel ou sonore : c’est agréable que voir que le propos mathématique a été respecté, travaillé, dans le fond et dans la forme. C’est rare, trèèèès rare. Et c’est bien.

Le monde de la recherche en mathématiques est dépeint comme très majoritairement masculin, d’une façon frappante. C’est une image qui renvoie à une pensée politique, et c’est bien aussi.

Repeindre des bouts de son logement pour écrire dessus des mathématiques, je l’ai fait. Alors cela m’a parlé. Même si je ne suis pas mathématicienne, puisque je ne crée pas de mathématiques, j’ai ressenti plusieurs fois les blocages, les ascensions qui semblent fulgurantes pour se retrouver douloureusement au fond du ravin, les pentes douces et la magnifique lumière de la compréhension. En ce qui me concerne, c’était sur des résultats classiques, publiés depuis longtemps. Mais les trouver ou retrouver moi-même, ou “simplement” les comprendre m’a marquée pour toujours : il s’agit vraiment d’une illumination. Dans le film, les jeux de lumière et surtout la très belle musique correspondent bien à mon ressenti. Cela m’a donc touchée, même si les mathématiques de Marguerite sont plus un besoin, parfois douloureux, et que pour moi c’était du plaisir et de la joie. Mais elle et moi n’avons pas travaillé au même niveau…

J’ai aimé la façon dont la passion des mathématiques est dépeinte comme potentiellement dévorante, comme les maths peuvent constituer une protection, une bulle, isoler de réflexions trop angoissantes sur l’univers ou la condition humaine. Cette passion est dépeinte comme partagée, ce qui est joli aussi, et montre (un peu) que pour réussir en recherche en mathématiques, il faut travailler en équipe. Même s’il y a beaucoup de rivalité.

Enfin, j’ai beaucoup aimé le parallèle entre la passion de la danse et celle des mathématiques, car les deux relèvent d’une démarche de grande créativité, de liberté, d’inventivité. C’était une très belle image, et faire comprendre qu’on peut avoir autant d’intensité et de bonheur à faire des mathématiques qu’à jouer du violoncelle, sculpter ou danser est un propos important.

Quand on fait des maths, on vit aussi intensément qu’au travers de n’importe quelle passion.

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