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Savoir ou périr

Je vous conseille très vivement la lecture de cet article, sur la page éduc’ :

J’avais déjà écrit sur l’ouvrage “Savoir ou périr”, de Bernard Lahire, ici. Le voici qui porte son propos dans un bel échange de la Page éduc’.

Bernard Lahire commence par rappeler le rôle crucial de l’école dans les sociétés. Puis il enchaîne tout de suite sur cette question :

Si l’on ne transmettait pas les savoirs de base (lire, écrire, compter) et tous les savoirs plus spécialisés (…), ce n’est pas seulement les individus qui seraient en difficulté dans leur vie personnelle, mais toute la société qui dysfonctionnerait. Il est donc en effet paradoxal que l’institution même chargée de transmettre le savoir en vienne à décourager l’apprentissage. Que s’est-il donc passé ?

Bernard Lahire

La réponse de monsieur Lahire, c’est la manie de l’évaluation, généralisée à tous les pans de notre vie. On évaluait pour vérifier où en était l’élève, et maintenant on enseigne pour évaluer. C’est au centre, c’est devenu “LE moteur qui fait tourner la machine”. Je suis complètement d’accord, et c’est affreux. La curiosité, le désir d’apprendre, le plaisir de comprendre, l’idée même de culture déclinent, voire s’effondrent. Et ne parlons pas de la place de l’émerveillement à l’école… Comment s’émerveiller quand on apprend en temps ultra limité, qu’on avance quoi qu’il en coûte et en abandonnant les élèves qui ne suivent pas, et que tout ce qui compte est chiffré, normé, mesuré ?

Il est important de rappeler que les enseignants sont les premières victimes de la situation. (…) Mais ils n’ont pas le choix. S’ils faisaient l’impasse sur certaines parties du programme, ils mettraient en danger les élèves au moment des évaluations. Ils se conforment donc aux exigences, tout en sachant que cette manière de faire n’est pas souhaitable. 

Bernard Lahire

C’est là que je savoure mon poste de coordo ULIS. Ma mission à moi est d’amener les élèves le plus loin possible, pour qu’une scolarité en lycée soit possible, de sorte que ces élèves deviennent des citoyens autonomes et responsables. Et pour cela, je suis libre. Nous travaillons dur, croyez-moi. Ça carbure sec, même, dirais-je. Mais quand lundi Nathan me dit : “madame, vous avez vu le ciel comme il est beau” ou quand Jason s’exclame : “madaaaame, regardez avec le vent, les feuilles qui s’envolent, c’est magnifique !”, nous nous arrêtons. Nous allons dans la cour ou à la fenêtre, et nous regardons. Cela nous emmène sur des leçons d’astronomie, sur des savoirs en histoire, sur de la SVT, et là tout le monde est à fond et disponible pour apprendre. Cela génère des moments d’enseignement très intenses, que j’adore, qui font reculer mon doute existencioprofessionnel. Quand un hélicoptère est passé l’année dernière, les élèves m’ont demandé comment il pouvait bien voler ; allez hop, j’ai bûché sur la question, et nous nous sommes plongés dans une séquence de sciences physiques et de maths, qui nous a amenés à ce que tous mes élèves savaient additionner des vecteurs et interpréter physiquement le résultat. J’ai des tas d’autres exemples de ce type. Cela me nourrit, parce que je vois les élèves passionnés. Et ils mémorisent au long cours, dans ce cas !

Bernard Lahire explique que ce qui tue le rapport à l’école dans sa mission de transmission de savoirs pour developper c’est l’évaluation de marché, la mise en concurrence d’élèves sur la base de nombres dont on sait, depuis très longtemps, qu’ils sont attribués d’une façon qui ne leur donne aucune fiabilité (et c’est normal).

Pour lutter contre cette tendance, il faudrait mettre un frein à l’obsession de l’évaluation, remettre les processus d’apprentissage et le plaisir d’apprendre au cœur de toute l’attention des enseignants comme des élèves, alléger les programmes pour pouvoir redonner du temps à tout le monde et arrêter d’essouffler ou de terroriser les élèves par des emplois du temps et des charges d’apprentissage qui leur donnent un sentiment de débordement permanent dès le collège.

Bernard Lahire

Bernard Lahire prône donc le ralentissement, pour mieux réfléchir. Se poser, penser, construire, avec l’humain au coeur, et non son insensée réduction chiffrée. Repenser l’école, repenser sa mission même, puisqu’à force de s’en éloignée on la dévoie. Chercher à comprendre comment on comprend, apprendre ce qui nous manque, comprendre tout ce qu’on pourrait encore savoir ou savoir faire, avoir envie de tout cela. Se réaliser.

Mais qui, au sommet de l’état, aurait ce courage ? Et même cette motivation, cette foi en l’être humain qui pousse à construire des projets humanistes, voire philanthropes ?

Plus vous voudrez accélérer les progrès de la science, plus vite vous anéantirez la science, de même que périt une poule que l’on contraint artificiellement à pondre trop vite ses œufs. La science a fait, dans cette dernière dizaine, des progrès étonnamment rapides. À merveille ! Mais regardez donc les savants : des poules épuisées. Vraiment, ce ne sont point là des natures “harmonieuses” ! Ils savent seulement caqueter plus souvent qu’autrefois, parce qu’ils pondent plus d’œufs ; il est vrai que ces œufs sont de plus en plus petits […]. 

Nietzche, Seconde considération intempestive 

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