Appelons-le Théo. Théo est un élève de 3e, qui bénéficie du dispositif ULIS. Il est très peu verbal : il parle avec parcimonie et très, très bas. Il chuchote, en fait. Parler est douloureux, pour lui, et vecteur d’anxiété. Il bénéficie du dispositif ULIS parce qu’il est en situation de handicap ; réussir à faire sortir ses mots, à poser sa parole, à libérer sa voix constituent un de ses champs de difficultés, mais il y en a d’autres.
Comme il est en 3e, Théo doit passer des oraux. Il y aura l’oral de CFG, mais avant cela il y a l’oral de stage. La semaine prochaine, Théo doit parler pendant 5 minutes à un jury.
5 minutes, on me dit que c’est “super court”, que “vraiment c’est pas grand chose”, que “si Théo n’est pas capable de parler 5 minutes sur un sujet qu’il connaît, qu’est-ce qu’il va devenir ?” Alors si, c’est grand chose. Si on se met à la place de Théo, c’est énorme. C’est même violent. Mais nous avons décidé, au collège, d’essayer quand même. Si Théo ne parvient pas à s’exprimer, nous l’aiderons de notre mieux à encaisser la déception. Mais s’il y parvient, il aura accompli quelque chose d’extraordinaire, réussi à dépasser les limites qu’il se pense. Et puis en effet, que va devenir Théo s’il ne parvient pas du tout à s’exprimer ? Il n’a pas accès aux signes, recourt aux pictos, mais c’est vraiment limitant pour vivre en société. En tant que coordo ULIS, mon but est que Théo ait les moyens de vivre sa vie d’adulte paisiblement et de façon autonome. Alors depuis des mois, on bosse. Plus ou moins dans le vide, en apparence.
J’ai essayé de nombreuses entrées et j’ai échoué. Je me suis dit : pas grave, si tu ne peux pas rentrer par la porte, essaie les fenêtres ; si tu ne peux pas rentrer par les fenêtres, essaie la cheminée… Mais pas moyen de mettre Théo en activité, car pas moyen de le mettre en projet face à l’épreuve qui l’attend. Et puis peut-être, tout récemment, à deux semaines de ce fichu oral, j’ai réussi à trouver un trou de souris. Peut-être. Finalement, c’est une longue construction qui pourrait lui donner accès à ces 5 minutes.
D’abord, j’ai échangé avec Théo tous les jours, à chaque heure où je le voyais dans le dispositif. Cela semble élémentaire, mais j’ai aussi dans le dispositif des élèves qui prennent de la place, disons. Et lui, non. Il serait aisé de lui donner les consignes, de venir vérifier où il en est, de valider ou de l’aider à surmonter une difficulté, et voilà. Mais lui parler vraiment, c’est plus compliqué : il faut y veiller. Lui parler, c’est le solliciter sur quelque chose qui l’amène à me répondre, en s’impliquant personnellement : faire un choix dans le livre dont on est le héros, me parler de son weekend, m’expliquer quelque chose, n’importe quoi, sur sa journée, l’exercice en cours, une difficulté. En décembre, Théo est venu me demander de lui-même un sapin de Noël pour le dispositif, parce que cela le fait “rêver”, les sapins de Noël. C’était la première fois qu’il exprimait un voeu sans que je le sollicite. Cela m’a marquée. Et j’ai ramené un sapin. Et puis au fil du temps il m’a davantage parlé.
Ensuite, j’ai lancé le projet potager. J’ai attendu un créneau où j’avais peu d’élèves, mais où Théo était là : parmi toutes les idées que j’ai pu lui soumettre, ce qui est en lien avec la nature semble plaire authentiquement à Théo. Là, dans notre futur potager, je l’ai vu, pour la première fois, être autonome dans une activité, sur une heure entière. Il n’a trouvé ça ni ennuyeux, ni fatigant, et il a même pu montrer à ses camarades, par les gestes, comment faire. je ne suis servie de cette expérience pour échanger ensuite : qu’avait-il ressenti ? Qu’est-ce qui lui a plu ? Ce serait chouette de pouvoir continuer dans cette voie, pourrait-il y penser, comme une pensée réconfortante et motivante, quand il est en difficulté au collège ? J’ai essayé de l’aider à créer une image mentale à reconvoquer quand c’est dur.
Hier, Théo est venu s’assoir à côté de moi et m’a chuchoté sa peur, son stress, son anxiété en fait, face à l’oral. Alors nous avons vraiment discuté : oui, ça fait peur, c’est normal. Oui, c’est énorme pour lui, alors s’il y parvient, ce sera magnifique. Et si’l n’y parvient pas, cela ne changera rien à qui il est. Théo m’a demandé, tout bas : “mais toi tu seras déçue ?” Difficile question. Je lui ai répondu que je serais déçue pour lui, parce qu’il fait des efforts pour réussir et que c’est important pour lui, mais que je le considèrerai toujours de la même façon, qu’il sera toujours le bienvenu pour travailler dans le dispositif. Ce serait plus simple que ça marche, pour l’avenir. Mais nous faisons tous ce que nous pouvons, voilà.” Et Théo a fait son essai. Il a fallu encore des impulsions de ma part, car il ne se donne pas le droit de commencer à parler sans mon signal, bien que je lui aie expliqué que quand on change de diapo on se remet à parler, mais tout de même, il a parlé pendant 3 minutes et 18 secondes.
C’est la toute première fois que cela arrive.
Pfiou.
Il nous reste 10 jours pour rendre tout ceci possible “en vrai”, et le plus facile possible pour Théo. Alors nous avons enregistré des exemples de ce qu’il peut dire, et il va l’écouter une fois par jour. Je lui ai écrit le verbatim, et il doit le lire à sa maman, à “haute” voix, une fois par jour aussi. Nous avons programmé des alarmes sur son téléphone pour qu’il y pense. J’ai écrit à toute la famille, pour que tout le monde l’aide à réactiver.
Comme le diapo que j’avais bien trop contribué à construire commençait à lui appartenir, nous avons repris chaque diapo, changé les mots, choisi ses images, défini le thème qu’il trouve joli. Théo, il aime vraiment la nature. Alors nous avons pris un thème adapté. C’est son diapo, cette fois.
Et puis, en partant, Théo m’a dit une fois de plus “Moi l’année prochaine je veux rester avec vous”. Mais ce n’est pas possible, et pas souhaitable : même si l’avenir effraie Théo, cet avenir n’est pas au collège, ni avec moi. C’est bien pour ça que même si cela lui coûte, il faut affronter cet oral. Vivre, c’est grandir, c’est s’envoler. Mais pour certains c’est vraiment moins facile que pour d’autres. Pourtant, ils ont des ailes aussi.
Je ne sais pas ce qui se passera vendredi. Le jury est prévenu, un des aménagements m’autorise à être là (pas pour parler à la place de Théo, mais pour le soutenir), il passera l’oral dans la salle du dispositif “parce qu’elle fait moins peur”. Si Théo réussit, le CFG est à portée de voix. Et sinon, nous nous remettrons à la tâche pour mettre toutes les chances de notre côté.
C’est intense, comme boulot, je vous assure. Trouver la bonne distance demande de beaucoup, beaucoup réfléchir.