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Parlons virgule.

Ça démarre à fond, cette reprise de quatrième période. Nous avons bossé comme des chefs en classe, mes élèves ont posé des questions très pertinentes qui m’ont permis d’aller plus loin que prévu. Nous avons passé la journée sur l’apparition de la virgule, avec Stevin, Neper, des tas de considérations qui me semblent fondamentales et que les élèves aiment aborder. Et voilà une très, très belle question d’un collègue (qui se définit comme futur prof de maths, bonheur !), question qui mérite qu’on s’y arrête :

Un collègue met en ligne une référence au glisse-nombres. Et notre futur collègue, appelons-le B (non pas qu’il soit honteux de se poser des questions sur la virgule baladeuse, bien au contraire, j’adore ! Mais son pseudo est long), s’interroge :

Je ne suis pas certain de comprendre : au fond, la virgule se déplace bien. Cela revient au même.

Dans d’autres tweets (car il cogite, il cogite, le collègue. Il ne lâche pas l’affaire !), il écrit :

Je ne comprends pas bien la différence. Si je déplace la virgule, c’est comme si je déplaçais les chiffres. Quelle différence existe-t-il entre ces deux opérations ?

Mais si je déplace la virgule, j’ai changé la position du rang des unités et celui des dixièmes, donc j’obtiens bien la même chose. Je ne comprends vraiment pas la différence.

Si je pars de 12,3 et que je décale la virgule vers la gauche, j’obtiens bien 1,23 et donc 1 est bien le chiffre des unités, et 2 celui des dixièmes.

Non, ça ne revient pas au même. Visuellement, ce que j’écris, dans les deux cas, correspond à la même succession de caractères. Ça, c’est vrai. Mais je n’ai pas réalisé la même opération mentale.

Le document Eduscol le dit, mais n’explique pas tout à fait.

Capture d’écran 2020-03-02 à 17.22.14

Ça, on le lui a déjà dit, au collègue. “Il est important que les élèves ne construisent pas la représentation d’une virgule qui se déplace”, d’accord, mais :

POURQUOI ???

Alors déjà, même visuellement, je peux commencer à percevoir une différence. Je reprends l’exemple de B.

Capture d’écran 2020-03-02 à 17.33.40

Lorsque je déplace les chiffres, mes rangs restent alignés de la même façon. Le chiffre des unités a changé, mais le rang des unités est “à la même place”.

Lorsque je déplace la virgule, les rangs changent en habillant la virgule, mais c’est implicite.

Capture d’écran 2020-03-02 à 17.33.48

Je vois sur cet exemple que si la virgule bouge, ce problème d’alignement des rangs va rendre la compréhension délicate pour les élèves, en particulier pour comparer les nombres. Par exemple, pour beaucoup d’élèves de cycle 3, le nombre du bas sera estimé visuellement inférieur à celui du milieu, parce que celui du milieu est écrit plus à gauche.

On est bien d’accord : ce n’est pas un véritable argument (il laisse mon mari parfaitement perplexe, d’ailleurs). Là, on est encore sur des considérations “pratiques” : pour comparer, c’est tout de même mieux d’avoir des rangs qui ne se baladent pas. Or la virgule marque la séparation entre l’unité et les sous-parties de l’unité, c’est donc mieux que la virgule ne se balade pas non plus.

J’ai un autre pseudo-argument, historique celui-là : le nombre décimal a existé longtemps sans écriture décimale. La virgule, et même ses signes précurseurs, ne sont apparus que fort tard. Le décimal n’est pas “le nombre à virgule” (dire et écrire cela est faux ; un nombre décimal est un nombre qui s’écrit sous forme de fraction décimale, ou de somme de fractions décimales) et se rapporter à la virgule pour effectuer des manipulations opératoires ne peut être suffisant. Bon, ok, cette fois c’est une considération historique, et comme ce n’était pas toujours mieux avant, on peut douter de sa validité. Cela dit quand même, en déplaçant les chiffres on s’en sort, même sans virgule.

Alors, allons plus loin. Ok, que les chiffres se déplacent et pas la virgule, c’est plus “pratique”. Cela ne pèse pas assez lourd. Ok, historiquement on n’a disposé de la virgule que tardivement, il y a donc d’autres moyens pour multiplier ou diviser par 10, 100, 1 000 que de faire gigoter la virgule.  Mais nous, on veut de la didactique, pas de la bidouille arrangeante ou historique.

Je reprends la formation du document Eduscol :

Multiplier par 10, c’est donner à chaque chiffre une valeur 10 fois plus grande, le chiffre des unités devient donc le chiffre des dizaines, le chiffre des dixièmes devient celui des unités, etc. 12,37 c’est 12 unités, 3 dixièmes et 7 centièmes. 12,37 × 10 c’est donc 12 dizaines, 3 unités et 7 dixièmes, donc 123,7.

Ça, on ne peut le penser véritablement qu’en déplaçant les chiffres : 12×10, c’est douze dizaines. C’est bien le 1 et le 2 qui se déplacent. Ils ne suivent pas la virgule, ils investissent d’autres rangs. La virgule est accessoire. On traduit le résultat en écriture décimale, mais c’est annexe. L’important là dedans, c’est 12 dizaines, 3 unités et 7 dixièmes. C’est ça, le résultat signifiant. Un résultat qu’on ne peut donner qu’en ayant assimilé la construction décimale du nombre.

Car en raisonnant ainsi, on travaille le nombre. On le conçoit dans sa structure, et on met en relation les chiffres qui le composent en leur affectant des valeurs : une dizaine, c’est dix unités, une centaine c’est dix dizaines, etc.

Alors que si on déplace la virgule, tout ce qui a de l’importance, c’est le chiffre des unités et celui des dixièmes, ou la partie entière et la succession de chiffres qui correspondent aux parties de l’unité (abusivement appelée partie décimale parfois : dans 12,37 la partie décimale est 0,37). On localise le chiffre des unités, on compte un nombre de zéros et on décale vers la gauche ou vers la droite (selon des règles molles : “je décale vers la droite parce que c’est par-là quand c’est plus grand” n’est pas porteur de sens), et boum, on pose la virgule là. De fait, B a raison, le chiffre des unités a changé. Mais peu importe : on n’envisage ici le nombre que comme une succession de chiffres, sans relations entre eux. On peut même ignorer ce qu’est une dizaine ou un dixième, c’est une astuce qui permet (ou pas) de s’en sortir. Mais une astuce, c’est une combine pour rendre efficace dans l’instant, mais seulement dans l’instant. Il n’y a pas de compréhension derrière, et on ne donne pas les moyens à l’élève de comprendre, pour lui, de devenir autonome. C’est ce qui amène aussi, en fin de cycle 4, à des patouilles pas possibles quand il est question de notation scientifique : 3×10-4, je décale quoi par où : on n’a pas construit le sens.

Du coup, j’ai encore un autre argument : en cycle 2, on multiplie des entiers par 10, 100, 1 000. Et on n’a pas de virgule, puisqu’on n’a pas découvert le nombre décimal. Dans le cadre de la continuité des apprentissages, il faut utiliser une méthode commune aux entiers et aux décimaux. Ne pas dire en cycle 2 qu’on “rajoute des zéros”, ce qui est parfaitement faux (rajouter c’est additionner, alors rajouter des zéros…) et inapplicable plus tard aux décimaux, sans quoi on va se retrouver avec des productions de ce type :

Sans titreSans titre2Sans titre3

Et alors, comment faire ? Hé bien si on veut faire calculer 12×10 aux élèves, on va à nouveau verbaliser : 12 fois dix c’est 12 dizaines. On décale les chiffres et cela donne 1 centaine, 2 dizaines et … zéro unité. On ne “complète” pas arbitrairement par un zéro, qui sera jugé ou pas inutile, selon des critères souvent mous eux aussi. On explicite le chiffre des unités. Et là, le passage aux décimaux est naturel, sans des zéros qui viennent s’intercaler joyeusement à l’envi.

En fait, si la virgule commence à se déplacer, c’est le bazar complet dans la construction mentale du nombre. Cela aura des conséquences sérieuses sur les conversions, aussi : on va se retrouver avec des tableaux de conversions avec des virgules partout, y compris plusieurs virgules dans une même succession de chiffres, comme ici :

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C’est du vécu. Or si un élève a construit le nombre de façon robuste, une telle vision devrait l’arrêter. Faites l’essai vous verrez : il y a plus d’élèves qu’on ne le croit que cela ne dérange pas. “Bah oui, elle bouge la virgule”. Bin non, elle ne bouge pas, et on n’indique pas de virgule dans un tableau de conversion, de la même façon. On dira :

Un mètre est dix fois plus grand qu’un décimètre, donc 12,37m sont égaux à 12,37 dizaines de dm, soit 123,7dm.

Ca aussi, c’est important, et en lien avec ce qui précède.

On évitera aussi des nombres, les uns au-dessous des autres dans les tableaux de conversion, avec des virgules dans des rangs différents. C’est très délicat, compliqué pour les élèves, avec en plus une confusion possible entre unité (le rang) et unité (de mesure). Alors plus on est droit dans ses bottes au départ, mieux c’est.

Je reviens juste sur le fond de mon propos : pour moi, déplacer les chiffres donne du sens au nombre, alors que déplacer la virgule est une astuce qui tend vers l’entourloupe. Mais pourquoi est-ce aussi important de donner du sens ? Pour éviter ça :

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ou ça :

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Si la construction décimale du nombre n’est pas bien assimilée, les opérations sur les décimaux, et tout ce qui va avec, sont instables.

Alors on pourrait se dire : d’accord, mais peut-être peut-on faire autrement pour faire comprendre le nombre ? C’est vrai, c’est un ensemble de pratiques qui permettent de construire le sens du nombre. Mais ce dont nous parlons ici y participe directement et, je crois, prioritairement. Et de toute façon, il ne faut jamais botter en touche quand on a l’occasion de construire, de faire comprendre, de faire grandir. Et c’est tout de même l’entrée principale pour expliquer le nombre.

Je remercie chaleureusement monsieur B. Je crois que sa question, ainsi que son opiniâtreté curieuse (deux grandes qualités), sont des questionnements partagés, que beaucoup d’enseignants n’osent pas formuler. Jusqu’ici, quand j’expliquais aux collègues l’utilisation et l’utilité du glisse-nombres, je n’entrais pas autant “dans le dur”.  Sans doute une partie des collègues se disent-ils : “bon, si Claire nous dit ça, ça doit être vrai, même si elle n’est pas très claire (ahah) dans ses arguments. Mais bon, faisons-lui confiance, elle a l’air convaincue et motivée”. Et aujourd’hui, cette question de notre jeune collègue m’a amenée à appeler ma fille (qui est formidable pour m’aider à réfléchir didactique), et à lui demander : “imagine qu’on fasse un “glisse-virgule” au lieu du glisse-nombres. Au fond, qu’est-ce que ça changerait ?” Et on a cogité, autour d’un chocolat chaud, pour réussir à dépasser une compréhension digérée mais sans doute pas suffisamment jusqu’ici pour être formulée. Et là, aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est fait, que j’ai trouvé les mots.

Mais peut-être pas, au fond ; à vous de me dire ! 🙂